LE CORPS DE LUMIERE
« La puissance imaginaire, lorsqu’elle est en accord avec la Source, avec l’élan de l’Être, n’a plus rien à voir avec les divagations fumeuses de l’ego. Je l’appellerai « imaginal » pour éviter toute confusion. Il est facilement reconnaissable parce qu’il s’impose de lui-même lorsque le mental est au repos. Il provient d’un lieu de sérénité et ce qu’il produit n’est pas fabriqué par la volonté de l’ego mais justement par son abandon.
Notre « imaginal » peut nous appeler à créer un nouveau corps dont les cellules ont dégagé les vieilles empreintes d’un mental archaïque et dépassé.
A force d’aimer, de réunir, d’inclure ce qui nous dérange, nous pouvons nous recréer dans la lumière et en lumière, pour que le manteau de soleil pénètre jusqu’au cœur, jusqu’au noyau cellulaire. Nous pouvons nous réinventer complètement. »
MARIANNE DUBOIS
Jubilation cellulaire, Dervy, 2000, p. 44
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« L’âme peut quitter cette existence avec une somme énorme d’expériences, avec des organes supérieurs qui ont été créés et développés afin de pouvoir, lorsque la mort arrive, passer le cap et poursuivre le voyage. Car ce n’est pas avec des pensées qu’elle va continuer son voyage !
Mais si, à l’heure de la mort, l’âme n’a pas pu accumuler une puissance suffisante en elle-même, une mémoire expérimentale suffisamment cristallisée, si elle ne peut pas dépasser une certaine hauteur où la force d’attraction règne, eh bien elle retourne à la poussière ; ou alors, elle flotte pendant un temps indéterminé à la recherche d’un corps où se loger pour recommencer une nouvelle existence.
Vivre uniquement dans la convexité, c’est mettre toutes ses billes dans le même sac. Chercher à réussir sa vie, à accumuler toutes sortes de choses, c’est bien, mais n’oubliez pas qu’un jour, vous laisserez tout cela. Tôt ou tard, vous laisserez tout cela et lorsque vous arrivez de l’autre côté, vous vous rendez compte que vous êtes rachitique, vide et sans aucune valeur. Vous n’aurez dès lors plus qu’à attendre de vous réincarner une nouvelle fois dans un autre esprit aussi imbécile que celui que vous venez de quitter et qui répétera les mêmes problématiques. C’est la roue infernale des réincarnations, comme disent les tibétains.
Jusqu’au jour où vous allez vous demander : « Qui suis-je ? Est-ce que je suis moi ou est-ce que je suis la mémoire de quelque chose qui a déjà vécu ? »
LUIS ANSA
La Voie du Sentir, Le Relié, 2015, p. 206
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Redire : le Corps est un espace organique habité par une conscience, le soi corporel. Le mental est un espace psychique habité par une autre conscience, celle du moi psychologique. La fonction essentielle du moi psychologique est d’assurer une réponse positive de l’environnement pour ses besoins d’appartenance et d’identité narcissique construits à partir du regard de l’Autre et de sa place dans l’Univers. Ces deux espaces que nous avons à disposition sont immenses, peut-être sans limite. L’espace mental nous est coutumier et notre civilisation le développe depuis des siècles. La somme des connaissances des disciplines scientifiques, technologiques, artistiques, culturelles et spirituelles est infinie et croît de manière exponentielle. L’espace mental est sans limite par sa capacité à imaginer, c’est-à-dire à créer des mondes imaginaires que notre technologie permet parfois de mettre en scène sur les écrans. Outre la soif de comprendre et d’apprendre, le mental est aussi mobilisé par le moi psychologique pour prendre. C’est d’ailleurs sa fonction psychologique première : la réparation narcissique. La blessure narcissique provoquée par une réponse négative aux besoins et aux attentes de reconnaissance du moi psychologique entraîne chez chacun d’entre nous une réponse défensive proportionnelle, qui exige réparation. Le vide de reconnaissance narcissique doit être rempli. Alors nous prenons. Nous prenons tout ce qui passe à portée de main : le corps, le sexe, l’Autre, les ressources de la Nature, la Terre, le Ciel, les Cieux, la force vitale des peuples, le sang des femmes, la joie des enfants, la pierre pour nos cités, la stratosphère pour nos satellites…
Nous prenons. Pire : nous prenons jusqu’à extinction. Il y a en nous un espace, au creux du Corps, tellement vibrant, frémissant aux moindres mouvements de nos pensées, et pourtant si meurtri par nos actes ! Un espace anciennement habité par un Être total qui, depuis une nuit des temps, a rejoint un cimetière, lui-même oublié. Un lieu où la Vie est maintenue dans la mort, une mort inerte, accompagnée par un cortège de Belles au Bois dormant, de Cendrillons, de Pinocchios, de Pénélopes, d’Eurydices, de Femmes squelettes, d’ Echos … Comme dans « Barbe bleue » : un lieu où le Féminin se saigne, se meurt dans la chambre interdite : la chambre du carnage ! Le château de notre conscience mentale est immense et les chambres à visiter multiples : l’observatoire en haut de la tour, les chambres fortes, les bibliothèques, la salle d’armes, les réserves, les caves, les prisons, la chapelle, le réfectoire, les salles de réception, la tour du guet, et même les oubliettes peuvent être visitées et appropriées ! Mais pas la chambre interdite ! « Si tu y pénètres, je te tue à ton tour », dixit le moi narcissique qui est prêt à tout pour que le meurtre reste tabou. Pour que la chambre du Corps reste définitivement fermée…
Le Sensible est en nous, solidaire des espaces intercellulaires, matrice organique de la conscience d’être au monde et à la vie. C’est Elle, ce Féminin d’une autre nature, qui habite la demeure corporelle. C’est cette conscience du partage, de la Présence, de la qualité de la Présence, qui nous habite dès notre conception, et qui rencontre le monde des humains, par le biais de nos parents. C’est, nous l’avons vu déjà tant de fois, la part féminine de l’âme. Et son espace est immense. Il fait pendant à celui du mental. Contrairement à lui, son langage n’est pas fait de mots, et sa conscience n’est pas psychologique. Elle est, au sens propre, psychédélique, c’est-à-dire « qui manifeste l’âme ». Ce mot est formé à partir du grec psukhê « esprit » et de dêloun « rendre visible, révéler », utilisé surtout au passif : «être montré, être évident », dénominatif de dêlos appartenant à l’importante racine indoeuropéenne °dei- « briller », qui a fourni en français les mots jour et dieu. Adapté à l’aventure corporelle, il faudrait inventer un nouveau mot, construit à l’image de psychédélique ; un mot comme « somadéique ».
Somadéique : son étymologie fait ressortir la nature même de la conscience corporelle : « révéler l’évidence du corps (soma) et des dieux qui y brillent ». Dans les deux premières parties, j’ai abordé ce sujet central qu’est la communication cellulaire observée en biophysique ou en biocybernétique, d’après les travaux de F.-A. Popp. Ses découvertes montrent que la variabilité de cette communication en fonction des conditions environnementales parle pour une capacité d’adaptation intelligente. Cette conscience cellulaire, puis corporelle quand elle est recueillie en un système unifié, est, à proprement parler, un champ de conscience cohérent qui se révèle être composé de photons lumineux : des « dieux ». Dans cette optique, les « dieux » sont associés à la lumière émise, aussi cohérente qu’un hologramme, par toutes les formes de vie, la nôtre comme celles qui nous entourent, et à comment cette lumière communique avec son environnement. Le livre de l’anthropologue Jérémy Narby, «Le Serpent cosmique », explore les formes culturelles que ces « dieux » ont prises au sein de toutes les cultures et qui ont été la source de leurs mythes fondateurs.
L’expérience de la conscience corporelle en psychothérapie, comme l’ont développé plusieurs précurseurs, dont Jean Sarkissoff, permet de faire participer cette dynamique relationnelle dès l’origine de notre vie fœtale. Elle est au centre de la construction de l’identité corporelle, comme du moi psychologique. Les causes de la souffrance humaine, des troubles psychologiques du développement, des troubles psychiatriques à la « névrose commune », ainsi que des troubles psychosomatiques et somatiques pour beaucoup d’entre eux, sont à mettre sur le compte des perturbations « géométriques » de ce champ de conscience corporelle. Notre « Je suis » constitutif est, à l’orée de notre conscience, un champ de cohérence qui se développe en fonction des boucles d’interactions avec notre milieu humain et naturel. Les zones qui captent une communication en cohérence de phase se déploient en s’amplifiant, alors que celles qui sont soumises à une opposition de phase se contractent en une masse dense et ténébreuse. Mises en lumière, comme en évidence, par le dialogue cellulaire, ou mises en friche, mises en terre, mises aux oubliettes par l’annulation de celui-ci. Notre champ de cohérence somadéique devient le lieu d’un enjeu immense, celui de la conscience corporelle, qui va se développer en bosses pour les liens amplifiés et en creux pour ceux qui sont annulés.
Un paysage se dévoile alors. Notre paysage intérieur : contrées fécondes de vie ou abîmes obscurs, vides de présence, véritables « trous noirs », dans lesquels des pans entiers de notre Être disparaissent. Une véritable cartographie intérieure se dessine aux contours géométriques. Plus, bien plus encore : les champs de cohérence biophysiques sont vivants. Ils sont l’expression d’une forme de conscience personnifiée, individualisée, ils sont des « esprits », des « dieux » ; c’est ainsi que la conscience humaine archaïque les a nommés, tant cette lumière lui était perceptible. Certainement que leur découverte, au creux des modes de vie anciens et sauvages, a été associée à la prise de substances psychédéliques, comme en témoignent des chercheurs tels Rachel Carson, Roger Heim ou, plus récemment, des ethnobotanistes comme Jean-Marie Pelt.
Ce paysage intérieur se présente comme un monde mythologique circonscrit d’espaces de biodiversité différents et de personnages fabuleux, plus ou moins engageants, qui peuplent nos rêves ; c’est pour cela que nos rêves peuvent avoir cette couleur psychédélique, tant ils peuvent être foisonnants. En réalité, il s’agit du monde de notre âme. Notre âme s’incarne avec son champ de cohérence, avec ses creux et ses pleins, ses zones qui communiquent et celles qui se rétractent, entrant en résonance avec la cartographie parentale et familiale. Et notre parcours sur Terre permet de nous ouvrir aux expériences qu’Elle nous offre, afin de renflouer nos abîmes comme d’explorer nos contrées intérieures, tout en visitant celles que nous foulons de nos pas à sa surface. Il y a une synergie et une synchronicité merveilleuses entre ces deux parcours, l’un terrestre, l’autre intérieur ; le premier enrichissant de sa biodiversité naturelle et de sa richesse culturelle le second. Il ne s’agit pas de « laisser sa marque » dans le monde, mais bien de laisser le monde nous « marquer ». Là, il ne s’agit pas de donner, mais de s’ouvrir pour recevoir. Recevoir ou « capter ». Faire pénétrer, par tous les pores de notre peau, les expériences pour nourrir l’âme. Car les sensations captées sont la nourriture de notre âme. Elles viennent enrichir notre monde intérieur de tout ce que nous rencontrons dans notre vie. A condition bien sûr d’avoir fait de la place dans notre Corps pour que ce « transfert » ait lieu. C’est, je pense, la dimension la plus cruelle de notre expérience terrestre : vivre une vie sans avoir eu la possibilité de nettoyer notre corporalité des croyances mentales et des traumas subis qui nous rétrécissent au-delà de l’imaginable, et de ne pouvoir, de ce fait, féconder notre monde intérieur. Comme si la Vie glissait sur nous sans nous pénétrer …
Cette capacité d’accueillir, de se laisser pénétrer, est bien sûr propre au Féminin : ce devrait être une évidence pour les femmes, un immense retour sur Soi pour l’homme.
Or, la conception est la force et la capacité la plus aboutie de notre âme. La conception est synonyme de création, la gestation en plus. La cosmogonie soufie contient trois niveaux de réalité universelle : le monde intelligible, source des Idées et des Principes, le monde créé comme nous le connaissons, et un monde intermédiaire, l’Imaginal ou le mundus imaginalis. Ce dernier est un plan qui a une fonction de réceptacle médian et médiateur. Il fonctionne comme une matrice où s’ébauche la Création dans un monde encore « virtuel », qui s’enrichit aussi par le mouvement ascendant de la Création vers le Créateur. C’est un espace universel, comme une antichambre de la Création, où les Principes du monde intelligible se densifient en Rêves avant de se matérialiser dans le monde sensible, et où les Formes sensibles matérielles sont immortalisées. Alors que l’imaginaire est le plus souvent associé au mouvement du moi narcissique réparateur – qui se projette un monde mental fantasmatique, refuge où panser ses blessures, l’Imaginal a bel et bien une fonction créatrice, abstraite, mais qui se nourrit du concret.
Ce qui est à l’Univers est à l’Individu. J’imagine ainsi volontiers que nous avons un mundus imaginalis personnel, un espace impalpable où notre œuvre créatrice se conçoit, s’ébauche puis se matérialise pour, enfin, revenir enrichir cette « banque de données » par notre expérience de vie au quotidien.
L’imaginal a une réalité créatrice opérante, qui n’a rien à voir avec l’imaginaire. Cependant ce dernier, s’il est orienté, non pas vers les espaces psychiques hallucinatoires investis par les défenses réparatrices de l’égo, mais vers le Corps, participe aussi à une dynamisation de notre mundus imaginalis. En effet, il y a là un des secrets les mieux gardés : l’imaginaire a la possibilité, après un long processus qui l’amène à se tourner vers le Corps, de s’aligner sur l’Imaginal corporel. En fait, l’Imaginal est à la conscience corporelle ce que l’Imaginaire est à la conscience mentale. Quand celui-ci – l’imaginaire – s’aligne sur le premier – l’imaginal, il se crée une mise en cohérence de phase qui amplifie l’espace créateur par un enchantement du monde intérieur et extérieur. Mais la condition de cette orientation est l’abandon du mouvement réparateur : ce n’est que quand il n’y a plus rien à réparer narcissiquement, que l’Imaginaire peut assumer cette fonction et venir enrichir notre mundus imaginalis de nos pensées créatrices et nos visions. A ce moment se fait une alliance, ou une vieille alliance se remémore : le mental allégé des exigences du moi narcissique devient le gardien du Temple, et veille, sur le seuil, à ce qui y pénètre.
Espace mythologique, mundus imaginalis, hologramme de conscience cellulaire somadéique, Féminin des profondeurs ou champ de cohérence biophysique ou biophotonique, le Corps se structure sur une réalité invisible et intangible qui est au cœur de notre identité, bien en deçà de la réalité biochimique visible et tangible et de l’identité psychologique du moi. L’intégration de ces différents concepts et notions nous amène à une dernière exploration, la plus bouleversante : celle du Corps de Lumière.
Le Corps de Lumière est le Corps qui rassemble, en une réalité métaphysique, un chant intime racontant au Tout Vivant l’histoire de notre parcours dans la matière. Le Corps de Lumière est directement alimenté par le versant lumineux (« somadéique » : °dei : « brillant ») de chacune des cellules de notre Corps physique. Ce Corps lumineux est le strict reflet énergétique de notre corporalité psychosomatique dans laquelle nous sommes et évoluons. Il est le Corps porteur d’une Conscience universelle multidimensionnelle dans un corps physique tridimensionnel, et l’entrevoir est l’expérience peut-être la plus aboutie de notre parcours terrestre. Pour le Corps de Lumière, le sens de la vie est justement d’emmagasiner chaque expérience, du moindre geste quotidien exprimant le soin et l’attention aux objets, à la moindre pensée ou intention, à partir du moment où elles s’orientent vers le soin et l’attention aux sujets. L’expérience vécue est incorporée dans ce Corps lumineux quand elle n’est plus prisonnière du moi narcissique réparateur. Et c’est là tout le problème : tant que le moi narcissique, l’égo, s’approprie l’expérience pour combler son vide fondamental, il détourne à son profit les sensations pour combler son manque d’identité. La nourriture terrestre du Corps de Lumière consiste en les sensations de l’expérience que nous avons d’être vivants dans un corps de matière. N’importe quelles sensations associées au fait d’être vivants sont captées !
Notre parcours de vie serait censé nous amener à sentir le Vivant et à nous sentir vivants. Mais cela sous-entend : amplifier nos différentes consciences, intellectuelles, sociales, affectives, culturelles, scientifiques, spirituelles, pour les mettre au service de la conscience corporelle qui, seule, peut nous donner la sensation d’être vivants. Il s’agit d’utiliser le Corps physique comme caisse de résonance au Corps de Lumière, en accaparant le moins possible les expériences. Si la nature profonde de la matière de notre corporalité est une « lumière consciente », alors la mise en lumière de nos parts d’ombre ou de nos zones de mort par le travail psychosomatique est l’une des Voies d’accès à ce Corps immanent. Le prolongement du corps physique au Corps immatériel est immédiat, seul le mental sépare et dissocie. Et j’ose aller plus loin : le Corps de Lumière est celui que nous empruntons pour le passage de la Mort, et dans la suite de la Vie dans l’Au-delà. Si le prolongement et le transfert des sensations d’un corps à l’autre n’ont pas eu lieu, ou insuffisamment, le Corps de Lumière n’est pas assez vivifié et dynamisé par la joie de l’expérience pour pouvoir aller bien loin dans les sphères de l’Autre Monde. Pour Luis Ansa, porteur de paroles de vieilles traditions chamaniques, ce manque de « carburant » serait la cause de la réincarnation, voire de la disparition d’une âme, graine n’ayant pas germé…